Les leçons de Deepika (1)
Deepika Kundaji consacre sa vie à la régénération de terres dégradées et à la production de semences de plantes potagères. Installée à Auroville, en Inde près de Pondichéry, Deepika et son compagnon, Bernard Declerq, ingénieur agronome, ont patiemment remis en état un "domaine" d’environ 3 hectares.
L’Inde, immense pays avec une grande variété de climats, de tempéré à tropical, possédait des systèmes agricoles adaptés aux conditions locales et une grande diversité de légumes et fruits correspondants aux habitudes alimentaires des habitants. La "révolution verte ", préconisée par la classe politique, débutée il y a une soixantaine d’années, a détruit en partie les systèmes agricoles traditionnels. La déforestation irraisonnée, causée par l’exploitation de bois de feu, bois de construction, et bois précieux (teck et bois de rose), a provoqué une érosion massive, arrachant toute trace de terre arable sur d’immenses surfaces. Les anciens réservoirs à eau de pluie, pas ou mal entretenus, ne sont plus fonctionnels. Sur 328 millions d’hectares cultivables, 146 millions sont maintenant stériles. On évalue à 60 millions d’hectares les surfaces encore "récupérables".
Pebble Garden, le " jardin des cailloux " de Deepika et Bernard, était, en 1994, constitué uniquement de cailloux, de graviers et de latérite. La reconstitution d’un couvert végétal a débuté par l’implantation de plantes pionnières, capables de pousser dans des conditions extrêmes et la création de cuvettes destinées à retenir l’eau de pluie. Des graines d’acacias australiens (coleii, holoserica) et de savonniers (Dodonea viscosa) ont été semées à la volée. Au terme du premier cycle végétal, avec la décomposition des feuilles mortes au sol, a commencé le retour d’une vie végétale et animale spontanée : plantes herbacées, termites... puis progressivement insectes, chacals, chats sauvages, porcs-épics.
L’implantation du jardin potager, qui atteint maintenant 2000 m2, a pu commencer en 2001. Le principe de fonctionnement de Pebble Garden a été fixé dès le départ. Pas d’importation de matière organique, fumier ou compost : on n’utiliserait que les ressources de biomasse locale. Tout devait être accompli sans aide extérieure et sans mécanisation. La latérite, dure comme du ciment ne pouvant pas être travaillée manuellement, Bernard et Deepika ont opté pour la culture sur banquette, sans travail préalable du sol. Des bandes de terrain d’environ 1,20 mètre de large sont recouvertes par de la matière organique disponible sur place : feuilles mortes trempées dans l’eau pendant au moins 12 heures, feuilles fraîches d’acacia débitées à la machette, limon remonté du sous sol par les termites ou récupéré au fond des bassins d’eau de pluie, compost issu des toilettes sèches et charbon de bois en couches alternées sur une épaisseur d’environ 20 cm au total. Le charbon de bois enrichit le sol en carbone, améliore la capacité de rétention en eau, nutriments et minéraux. C’est une matière première nécessaire à la biochimie du sol et à la vie des microorganismes. Le charbon de bois est produit sur place avec du bois d’acacia transformé dans un four artisanal fabriqué avec des futs de récupération de 200 litres*. Broyé manuellement, il est incorporé pour environ 10% en volume dans les banquettes.
Le jardin doit être protégé des animaux errants par une haie. Pour être efficace, elle est constituée d’une trentaine de variétés locales particulièrement résistantes, renforcée par des bambous secs et des tiges d’acacia.
Les banquettes sont simultanément ensemencées avec au moins 20 variétés de plantes : herbacées, légumineuses, oléagineuses, fleurs, médicinales... C’est la méthode idéale pour bien utiliser la lumière du soleil, les nutriments du sol et limiter la présence des parasites. En effet, plus on concentre la présence d’une espèce végétale et plus les parasites de cette espèce prospèrent. Les banquettes sont maintenues et entourées par des branches tressées. Les plantes semées à Pebble Garden ont été fournies par des paysans locaux ou tirées des collections de Kokopelli, qui réalise en Inde un gros travail de conservation des semences traditionnelles. Les "mauvaises herbes", les débris végétaux, sont remis au pied des cultures pour constituer un mulch de surface. La décomposition des végétaux en climat tropical est très rapide. Deepika et Bernard cultivent aujourd’hui environ 130 espèces de plantes, dont certaines très rares.
À Pebble Garden il n’y a pas d’animaux domestiques, pas même de chèvres qui pourraient fournir un fumier de bonne qualité. Les ressources alimentaires disponibles sur la petite surface du domaine ne seraient pas suffisantes. Seules des ruches, une dizaine maintenant, assurent une pollinisation efficace des plantes à fleurs.
Deepika et Bernard font la démonstration que des dégâts environnementaux, qui paraissent irréversibles, peuvent être partiellement récupérés avec de solides connaissances en agronomie, de la persévérance et en utilisant les incroyables ressources du monde végétal.
**Four à charbon de bois : "iwasaki charcoal kiln" sur internet,